Pourquoi ressent-on le besoin de voyager ? - Chronique

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Chronique d'Aurélien Bellanger, France Culture, jeudi 8 avril 2021

Je suis assez âgé pour avoir connu, dans mon enfance, l’apogée de ce qui n’existe plus qu’à l’état de mythe : la soirée-diapo.

La fin des soirée-diapo

La soirée-diapo, pour en donner une idée à ceux qui n’en ont pas connue, c’est un traquenard égal à celui qui consiste à écouter quelqu’un vous raconter pourquoi vous devriez absolument regarder telle série.
Pourquoi vous êtes un imbécile de n’être jamais au Mexique, à Maurice ou Bali. Dont les interminables terrasses subissaient les agressions d’un petit pointeur lumineux, accompagné d’explications sommaires sur la culture locale. Comme disait ma grand-mère : à quoi bon voyager, puisqu’on à la télé.

J’ai ainsi été enfant, grâce à un oncle photographe, en Thaïlande et en Egypte.
Nul besoin d’y retourner, la lumière n’en sera jamais aussi belle et chaude que dans ces photos rétroéclairées — et aucun réacteur d’avion ne convoquera autant pour moi l’idée de voyage que le bruits des ailettes d’un projecteur rotatif. Je me mets même un peu à rêver : et si la pandémie, au moins, nous apportait la fin des voyages ! Que le ciel était beau et bleu, il y a encore un an ! Je nous souhaite de tout coeur de ne jamais avoir à retourner dans des aéroports.

Les voyageurs que j’ai connus ont toujours mis beaucoup plus de passion à me raconter la perte de leurs valises, leur surclassement in extremis, ou cette nuit terrible, passée presque à la belle étoile, dans un aéroport de transit. J’en suis venu à me demander si le pays étranger n’était pas juste une expérience un peu désagréable au cœur de cette expérience bien plus intense et complexe de l’exotisme aéroportuaire.
Même les célèbres pickpockets des bidonvilles du Caire ou de Rio ont été remplacés par la figure plus proche du bagagiste indélicat. Et c’est comme ça d’ailleurs que les voyage pourraient se mettre à m'intéresser. Comme accomplissement d’une de mes prophéties préférées de Chesterton, le champion anglais du paradoxe.

La prophétie de Chesterton

Que les voyages disparaîtront d’eux-mêmes le jour où les hommes comprendront que le plus grand exotisme qu’on peut recontrer, il est chez ses voisins.
Inutile, même, d’aller jusqu’à Roissy. L’être humain le plus proche de nous est plus inquiétant, plus fascinant, plus envoûtant, plus répugnant que tous les pays du monde. Tous les malheurs de l’homme ne viennent pas qu’il ne sait pas rester seul dans sa chambre — Netflix et ma grand-mère ont sur ce point apporté un démenti cinglant à Pascal. Ils viennent de ce qu’il a tellement peur de son voisin de palier qu’il préfère faire 6000 kilomètres pour ne pas avoir à lui parler. Le drame étant bien sûr que ce sera le seul, à la fin, à qui il aura parlé de son périple — pour lui raconter évidemment les dernières aventures de sa valise perdue…

C’est pour ça, en dernier lieu, qu’on voyagerait : pour avoir quelque chose à dire à son voisin ? Je le crains, hélas. Et alors qu’on est réduit à supprimer ses mails pour sauver la planète, je crois qu’on néglige un peu le coût carbone d’une telle conversation.

Mais je veux enfin noter, pour sauver l’idée de voyage et inverser le paradoxe de Chesterton, que je ne me suis jamais senti autant en terre inconnue que les fois où, enfant, j’allais dormir chez des amis.
Tous leurs rituels domestiques me paraissaient merveilleux et absurdes, leur lessive sentait bizarrement et j’étais terrorisé à l’idée de commettre un impair : avais-je ou non le droit de garder mes chaussures dans le salon ? Et je crois qu’elle est là, en dernier lieu, la raison pour laquelle on voyage : pour revivre un peu de ces terreurs enfantines — et le fait est qu’avant la crise climatique, prendre l’avion était bizarrement moins terrifiant que d’aller chez ses voisins.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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